mardi 5 mars 2013

L’AFRIQUE DE SARKOZY: DU MEPRIS CULTUREL A LA MEPRISE GEOPOLITIQUE.




HOMMAGE A SEMOU, A L'OCCASION DU QUATRIÈME ANNIVERSAIRE  DE SA DISPARITION

A l’occasion du quatrième anniversaire du décès de notre camarade Sémou Pathé Guèye, nous vous livrons une de ses contributions faite lors d’un colloque de la Fondation Gabriel Péri, qui s’est tenu les 24, 25 et 26 janvier 2008 à Dakar et qui avait pour thème : ″Afrique et Europe : néocolonialisme ou partenariat ?″.  Il  y traitait de la conception sarkozienne de l’Afrique, ressentie sur le continent comme un racisme larvé. Sémou en dénonçait l’approche politicienne, qui flatte les électeurs du président, en particulier ceux d’extrême-droite.

L’une des préoccupations qui sous-tend l’organisation de la présente rencontre, pour les chercheurs du moins, c'est l’accumulation d’éléments qui puissent être exploités pour jeter les bases d’une prospective africaine, c’est-à-dire d’une science du futur africain qui renverse la perspective en pensant désormais le monde à partir de l’Afrique et non l’inverse. Cela signifierait pour la pensée politique et sociale africaine une révolution copernicienne, pour ne pas dire une révolution épistémologique.
C’est dans cette perspective que je me suis proposé d’analyser le discours prononcé il y a quelques mois à Dakar par le président de la République française Nicolas Sarkozy.
Ce discours, on le sait, avait en son temps suscité – et continue à susciter – beaucoup de débats empreints d’indignation. Des intellectuels africains lui ont, par exemple, reproché d’avoir été inspiré par le mépris culturel, par un certain racisme dont il croit pouvoir trouver l’inspiration dans les Leçons sur la philosophie de l’histoire de Hegel.
L’interprétation de ces lignes du philosophe allemand qui fait de ce dernier un raciste ne résiste pas à une confrontation sérieuse avec l’ensemble de son projet philosophique.
Ce n’est pas le lieu d’en débattre. Je voudrais plutôt dire pourquoi il faudrait aller au-delà de cette lecture, somme toute primaire, du discours du président Sarkozy pour pouvoir en saisir la véritable signification historique car, derrière celui-ci, se profile en filigrane l’esquisse d’un nouveau contexte géopolitique qui influence beaucoup la manière dont la France se situe désormais dans le monde et conçoit ses rapports avec lui. Pour aller vite, c’est le discours d’un pays dont l’apparente richesse actuelle masque la réalité d’une puissance en voie de décadence, obligée pour cette raison de renoncer à ses antiques prétentions impériales pour se comporter de plus en plus en relais et en appendice de l’hégémonie mondiale des États-Unis.
Vue sous cet angle, la politique africaine de la France telle qu’elle s’exprime à travers ce discours qui s’est voulu de rupture, reflète les mutations historiques suivantes :
- l’épuisement de la rente de situation politique et surtout économique que son passé colonial valait à l’Afrique ;
- les effets des politiques néocoloniales pratiquées après l’indépendance qui ont non seulement démobilisé les peuples africains en gaspillant leur potentiel de développement, mais aussi découragé les couches sociales européennes qui étaient les plus favorables au continent ;
- l’accession au pouvoir en France et en Europe d’une nouvelle génération d’hommes politiques qui n’a pas connu la colonisation et ne se sent donc pas concernée par les crimes et les fautes qui donnaient mauvaise conscience à leurs parents, ni le sentiment que l’Afrique était victime d’elle-même, des facéties de ses dirigeants comme Bokassa et Idi Amine Dada qui gaspillaient l’aide en la« planquant » dans des banques européennes. Pendant ce temps, le chômage prenait des proportions de plus en plus importantes qui rendaient la jeunesse européenne impuissante et servait de terreau au développement de la xénophobie et au renforcement du poids politique des forces de droite et d’extrême-droite.
Il était dès lors plus avantageux politiquement pour ces gouvernants de satisfaire cette jeunesse que de respecter la promesse minimale faite en matière d’aide publique au développement.
- la remontée en puissance d’une droite résolument atlantiste, tournant de plus en plus le dos à la politique gaullienne d’indépendance ;
- une fausse lecture de la situation de l’Afrique elle-même.
Le président Sarkozy s’est adressé à une Afrique symbolisée, entre autres, par le scandale, il est vrai désolant, d’une jeunesse qui ne rêve que d’Europe et qui, au prix de sa vie, fait tout pour gagner les côtes européennes, synonymes pour elle sinon d’Eldorado, du moins de planche de salut. En d’autres termes, une Afrique qui après de longs siècles de domination et d’exploitation serait terrassée, désabusée, sans espoir, une Afrique soumise. Mais si l’Afrique, c’est une jeunesse qui souffre, c’est aussi un continent qui lutte conjointement aux efforts que les peuples déploient quotidiennement pour leur développement. Cette Afrique n’a pas attendu le nouveau président français pour comprendre la nécessité de se prendre en charge pour bâtir son propre avenir. En d’autres termes, le président Sarkozy a été aveuglé sur la réalité de la seconde Afrique par celle, il est vrai plus manifeste, de la première.
Il s’est également trompé d’Afrique pour la raison suivante : l’Afrique a certes toujours besoin de l’Europe dans le contexte d’un monde qui est déjà et qui sera de plus en plus interdépendant. Elle continue d’en avoir besoin en matière d’investissements, de marchés pour exporter ses produits et de l’acquisition de réalisations scientifiques et technologiques qu’elle n’est pas encore capable de produire elle-même. Mais c’est aussi désormais un nouvel enjeu géostratégique, objet de convoitise entre autres à cause de l’immense marché qu’elle est censée devenir. L’Afrique a une marge de manœuvre, une capacité de souveraineté accrue dans ses rapports avec l’Europe. On peut moins facilement la faire chanter et lui imposer des diktats.
Autrement dit, l’Afrique a et aura de moins en moins besoin de l’Europe ; la réciproque n’est pas vraie pour quatre raisons.
Le vieillissement démographique de l’Europe fait que celle-ci a déjà besoin de main d’œuvre africaine pour faire tourner son économie.
Les énormes ressources naturelles, le pétrole et demain l’eau, dont elle dispose font de l’Afrique un continent d’importance stratégique pour le monde de demain.
L’Europe ne peut gagner sa concurrence avec les États-Unis et les autres puissances émergentes, notamment la Chine, qu’en construisant avec l’Afrique un partenariat gagnant-gagnant. L’Afrique, à tout le moins ses forces porteuses d’avenir, se tourne de moins en moins vers l’Europe, et ce n’est pas en Asie ou en Amérique latine que l’Europe pourrait trouver une solution.
De ce point de vue, la nouvelle politique d’accueil d’étudiants adoptée par la France est absurde, puisque les universités européennes, et françaises en particulier, sont nettement moins bien classées que leurs homologues américaines et asiatiques. En matière de savoir, l’Europe est de moins en moins attractive, surtout pour les continents comme l’Asie où émergent déjà des pôles de développement universitaire et scientifique en Chine et au Japon.
L’absurdité qui consiste à serrer la vis aux étudiants africains en espérant pouvoir gagner plus d’étudiants asiatiques par une immigration sélective, est donc une illusion qui procède justement de cette méprise dont j’ai parlé tout à l’heure. Aujourd’hui, les forces vives africaines se tournent de plus en plus vers les États-Unis et l’Afrique plutôt que vers l’Europe. Ce sont les commerçants, les hommes d’affaires qui cherchent des opportunités et c’est faute de mieux que, les forces les plus dynamiques dans notre continent se tournent vers l’Europe et plus particulièrement vers la France.
Trois conclusions peuvent être tirées de ce qui précède.

  • La première est qu’il n’y a d’alternative pour l’Europe, ambitionnant de garder sa place dans le nouveau contexte géopolitique mondial, qu’en sachant construire un nouveau partenariat avec l’Afrique, un partenariat fondé sur une politique de coopération inspirée par le principe de respect mutuel, d’avantages réciproques et de solidarité. Cela passe par la modification du schéma actuel des relations internationales, enjeu important de lutte qui ne se fera pas de soi-même.

  • La deuxième est que le futur de l’Afrique est moins sombre, tant en matière de renforcement de son coefficient d’indépendance que de développement économique et social, que ne le laisse croire sa situation actuelle.

  • Enfin, la possibilité d’un futur meilleur pour l’Afrique passe par la mise en œuvre de modes de gouvernance des sociétés africaines qui soient en mesure de libérer les énergies créatrices des peuples du continent. C’est tout l’enjeu de la lutte actuelle pour la démocratie. Une démocratie qui non seulement soit capable de permettre aux peuples africains de prendre leur destin en mains mais également d’être de véritables ferments d’un développement économique et social orienté vers la satisfaction des besoins fondamentaux de ses peuples. 

Sémou Pathé Gueye, Professeur de philosophie à l’UCAD de Dakar,
Membre du Conseil scientifique de la Fondation Gabriel Péri

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